CIORAN, le joyeux philosophe

Hommage à CIORAN, partenaire inestimable durant 17 années, qui a illuminé ma vie de sa présence unique avant de partir, il y a quelques jours, galoper de l'autre côté de l'arc-en-ciel.

Il n'était pas simplement un cheval, mais un véritable partenaire et un vrai maître. Il m'a appris, sans utiliser de mots, ce que sont la résilience et l'amour véritable, celui de l'implacable considération. Son esprit indomptable et sa douceur infinie resteront gravés à jamais dans mon cœur.

"Qu'il avait donc du courage

C'était un petit cheval blanc

Tous derrière, tous derrière

C'était un petit cheval blanc

Tous derrière et lui devant"

Ces paroles de Georges Brassens résonnent chaque fois que je pense à CIORAN. Pour moi, elles reflètent parfaitement l'essence de ce petit cheval philosophe, maître incontestable de la résilience.

8 avril 2007

Notre rencontre

C’était il y a 17 ans, alors qu’il avait 8 ans. Né en Espagne, CIORAN avait connu des débuts difficiles. Débourré de manière si "efficace" qu'à son arrivée en France à 5 ans, tout restait à refaire. Hélas, la seconde tentative ne fut pas plus clémente pour lui.

Je me souviens de la première fois où je l’ai vu monté. Chaque mouvement trahissait une résistance palpable, comme si les cicatrices invisibles de ses premiers apprentissages continuaient de peser lourdement sur lui.

Les mécanismes de survie

Dans des moments de stress intense, tous les mammifères, y compris nous, réagissent instinctivement par des réflexes de survie. Connaissez-vous les 3 F ? Ce sont des réflexes communs, générés par l'adrénaline face à une menace perçue :

• Freeze (figement) : immobilisation face au danger, pour éviter d'être remarqué par le prédateur.

• Fight (lutte) : réaction agressive pour dominer la situation menaçante.

• Fly (fuite) : s'échapper rapidement si possible, pour sauver sa vie.

Il y a un quatrième F dont je parlerai dans un autre article car il concerne spécifiquement les humains.

En équitation, le "freeze" se manifeste par la rétivité. Cette résistance au mouvement peut se traduire par un refus d’avancer, des comportements extrêmes comme reculer ou même se coucher au sol, en passant par des mouvements rigides.

La rétivité découle souvent de mauvaises expériences, engendrant un manque de confiance envers le cavalier. Des douleurs physiques sont également engendrées par des actions/réactions violentes de cavaliers obsédés par des résultats rapides. Cela nécessite patience, empathie et un travail de rééducation pour restaurer la confiance et encourager la coopération.

Tout comme nous, les douleurs physiques des chevaux résultent souvent de résistances psycho-émotionnelles profondément ancrées. Cette dynamique résonne avec ce que nous, êtres humains, vivons dans des contextes similaires : comment coopérer quand la peur envahit chaque fibre de notre être ?

À travers sa rétivité, CIORAN révélait les traumatismes de ses premières expériences montées. La douleur physique causée notamment par un usage abusif et incohérent du mors, symbolisée par son refus de l'accepter, était intimement liée à des émotions de peur face à des pratiques montées imposées sans respect. Ces méthodes, visant à le soumettre rapidement, avaient engendré en lui une résistance profonde.

Une amande pas toujours douce

L’amygdale, cette petite structure cérébrale associée à la peur, joue un rôle clé dans les réponses de survie. Lorsque CIORAN montrait une intolérance au mors et à l’équitation montée, il manifestait clairement de ce que l'on appelle le "conditionnement par la peur".

Le conditionnement par la peur est un processus où des expériences douloureuses ou effrayantes laissent une empreinte durable. L'amygdale, en particulier, s'active lors de ces situations stressantes. Elle reçoit des informations sensorielles et, en cas de menace perçue, envoie des signaux à d'autres parties du cerveau pour déclencher des réponses physiologiques : accélération du rythme cardiaque, respiration rapide, dilatation des pupilles ... Chez CIORAN, ces signes sont restés visibles à chaque fois qu'il était confronté à des stimuli lui rappelant ses traumatismes. Par exemple, il acceptait le sanglage uniquement après de doux massages, et le filet, bien que sans mors, fut remplacé par une muserolle instantanément acceptée.

Ces réactions ne sont pas propres à CIORAN ; elles sont programmées chez tous les mammifères, nous y compris. Mais lorsque des traumatismes se répètent, les réponses peuvent devenir excessives.

Pourquoi je parle de conditionnement par la peur ? Parce qu'une fois le mors définitivement retiré de sa bouche, rompant ainsi cette association négative avec la douleur, CIORAN a non seulement cessé de manifester cette rétivité, mais a retrouvé un allant naturel. Cette transformation spectaculaire, ce revirement à 180 degrés, a été aussi rendu possible grâce à une approche plus respectueuse et consciente de l’équitation.

L’amygdale est également essentielle dans l’apprentissage d’expériences positives. Des études montrent qu'elle est cruciale pour former des souvenirs qui nous aident à reconnaître et à répondre aux situations agréables. Pour CIORAN, ce processus d'apprentissage s’est traduit par un changement radical de comportement grâce à une approche douce et respectueuse. Cela illustre la capacité des chevaux, tout comme des humains, à "désapprendre" la peur en établissant de nouvelles associations basées sur la sécurité.

En respectant son rythme et ses limites, CIORAN a démontré qu'il était possible de se relever de ses traumatismes passés, témoignant ainsi de la puissance de la confiance restaurée. A tel point qu'en extérieur, il était très souvent en tête, entraînant les autres, comme dans la chanson, avec ses petites foulées pleines d'un bel appétit de vie.

Je me souviens de la surprise de Fabienne, sa grande amie humaine ces dernières années, quand elle a "découvert" l'énergie de CIORAN aux longues rênes en extérieur. Habituée à un rythme quotidien moins tonique, elle avait été frappée par son pas affirmé, empreint d'une envie à la fois palpable et sereine. Cette transformation soulignait son évolution personnelle, révélant aussi la beauté de la connexion qu’il avait développée avec les personnes qui prenaient soin de lui.

Le maître de la considération et de l'amour

Je ne peux m'empêcher de sourire avec une infinie tendresse en me remémorant les élèves qui ont eu à faire avec la version intransigeante de CIORAN qu'il n'utilisait que pour la bonne cause. Son message était à la fois simple et puissant : "je vous ouvre les portes de mon monde seulement si vous passez l'initiation à la considération et à l'amour". CIORAN n'était pas un cheval qui se pliait aux ordres, mais un véritable maître, enseignant la considération à travers une communication où respect et amour s’échangent mutuellement.

Cette initiation reposait sur une relation fondée non sur la contrainte, mais sur l'écoute et la reconnaissance de la valeur de chacun. Accorder de l'espace à l'autre et à son message pour mieux le comprendre, plutôt que d'imposer son propre point de vue à tout prix, est une véritable marque de considération sur le chemin vers l'amour. Cette leçon d'humilité et de patience trouve un écho profond, non seulement dans le monde équestre, mais aussi dans toutes nos relations humaines.

Les stigmates physiques et relationnels

Les débourrages traumatisants de CIORAN ont laissé des traces visibles sur son corps : des cicatrices sur le nez, là où l'on place le caveçon en Espagne pour "contrôler" les chevaux, et des allures étriquées qui l’empêchaient d’allonger son trot sans rapidement passer au galop. Pourtant, je me souviens des courses-poursuites au galop avec Jess, un ado qui adorait ces moments, et de CIORAN, qui s’en donnait à cœur joie ...

"Toujours il était content" ... comme le dit si bien la chanson

Je garde en mémoire l'image de CIORAN revenant droit vers moi dans un galop plein de vie, esquissant ce petit cabrer gracieux qui me remplissait de joie au regard de ses limitations physiques. Nos jeux en liberté étaient un pur bonheur ; il se comportait comme un véritable clown, feignant d'être un lion féroce avec un enthousiasme débordant, exprimant librement sa personnalité vive et joyeuse.

Ses épreuves physiques ne s'arrêtaient pas là. Son arthrose précoce compliquaient certains mouvements, notamment lorsqu'il fallait donner ses postérieurs. Avec le temps, j'avais mis en place un protocole basé sur la patience et le respect de ses limites, lui permettant de s’organiser physiquement et émotionnellement.

Sur le plan relationnel, CIORAN avait également ses cicatrices. Présentant des comportements typiques d'un cheval séparé très jeune des siens, il a longtemps eu du mal à s'intégrer au groupe. Pendant des années, il est resté en marge, choisissant de former des duos isolés plutôt que de s’ouvrir au troupeau. Celui qui dura le plus longtemps, et qui fut le plus riche tant il symbolisait enfin son intégration, fut celui avec PARAGON, son fidèle binôme. Nous les appelions affectueusement les "Dupont et Dupond" tant leur complicité les rendait inséparables.

Cependant, là aussi CIORAN a su évoluer avec le temps. Ses relations avec ses congénères ont progressivement changé. La complicité qu'il a développée avec certains illustre sa capacité à surmonter les blessures du passé et à créer des liens profonds :

La résilience de CIORAN

Malgré tout ce que l’humain lui avait fait subir, CIORAN portait un amour profond envers les être humains.

Contrairement au "philosophe le plus triste du monde" dont il portait le nom, qui voyait la vie comme une lutte sans fin contre le désespoir, notre CIORAN incarnait tout le contraire. Là où l'humain Cioran prônait le renoncement, ce petit cheval, sans talents équestres apparents, a su surmonter ses traumatismes pour embrasser pleinement la joie de vivre, la partager avec une simplicité désarmante et inspirer ceux qui portaient cette sensibilité.

Avez-vous déjà ressenti ce moment magique quand un cheval vous choisit lors d'une première rencontre ? Quand il avance vers vous, oreilles en avant, avec une démarche tranquille mais empreinte d’une intention manifeste ? Imaginez-le s’arrêter juste devant vous, venir vous toucher doucement avec son nez. C'est un moment unique, un véritable appel à la connexion. Combien de clients ont ainsi pu se relier instantanément à leur monde émotionnel, alors qu'il affichait clairement sa volonté d'être leur guide !

C'est en cela que CIORAN incarne pour moi la résilience telle que la définit Boris Cyrulnik : la capacité à renouer avec un nouveau développement après un traumatisme.

Quand je lui disais bonjour en arrivant dans les prés, il me saluait souvent par un doux hennissement, un son qui résonne encore en moi, rempli de joie de vivre. Cette sensation, cette connexion, est gravée dans mon cœur à jamais.

Il m’a appris que la résilience ne se mesure pas à la force, mais à la capacité de retrouver le sens d’avancer, d’apprendre à faire confiance à nouveau et d’aimer sincèrement, même après des relations douloureuses. C'est une leçon profondément gravée en moi.

Quelques disciples de CIORAN

Daniel

Romane

"CIORAN a été mon premier enseignant."

Ambre

Je crois qu'ils ont tout fait ensemble, même ce qu'elle ne m'a jamais avoué !

Et tant d'autres à qui CIORAN a enseigné un quelque chose qui les a aidés à cheminer,

dans la relation équestre ou dans le travail plus spécifique d'équicoaching.

CIORAN, tu n'étais pas seulement un partenaire de coeur inestimable ; tu es un modèle de résilience dans ma vie. Ton parcours nous rappelle que la résilience n’est pas simplement une question de survie, mais une invitation à embrasser la vie dans toute sa complexité. À travers tes luttes et tes triomphes, tu m’a appris que même après les épreuves les plus difficiles, il est toujours possible de renouer avec la joie, l’amour et la confiance, à l'instar du lien profond et sincère que fut notre relation.

Au revoir CIOCIO. Chaque moment passé avec toi a été un précieux rappel de l'énergie de vie qui réside en nous. Je fais vivre ton héritage en continuant d’avancer sur ce chemin de croissance et d’ouverture, inspiré par tout ce que tu m’a apporté.

J'ai une gratitude infinie pour toutes les leçons inestimables que tu m’as transmises. J'ai toujours eu le sentiment que tu le faisais de manière intentionnelle, touchant ainsi tous ceux capables de voir la lumière intense qui animait ton petit corps à la fois si gracile et plein de vie malgré les abus subis, te conférant un charisme authentique. Tu es à jamais dans mon cœur.

Martine Clerc

Octobre 2024

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